Lorsqu’Éric Rohmer entreprit d’expliquer son rôle à la petite comédienne qui ne savait pas encore qu’elle allait devenir la Blanche de son histoire, il lui parla en ces termes : "Emmanuelle, nous allons jouer aux quatre coins." Et de lui montrer, dessiné sur une feuille de papier, un quadrilatère ABCD. Des diagonales reliaient A à C et B à D. Un point E était situé en dehors de l’objet. Car L'Ami de mon Amie, comme à peu près tous les films de son auteur, est l'histoire d'un chassé-croisé. Et les personnages représentent les cinq points de la figure, qui vont devoir permuter, se déplacer, changer de position, se relier différemment pour que l’ensemble trouve sa plénitude. En termes moins codés, Léa, délurée mais n'aimant pas le sport, a pour amant Fabien, féru de planche à voile. Blanche, l'amie de Léa, timide mais sportive, est tombée amoureuse du bel Alexandre. Mais d’une part Blanche n'intéresse pas Alexandre, et d’autre part Léa et Fabien ne sont guère faits pour s'entendre. Adrienne, l'ex-conquête d'Alexandre, va s'efforcer de rapprocher Blanche et Fabien. Les allergiques aux homéopathiques badinages rohmériens ont déjà pris leurs jambes à leur cou, se facepalment avec la plus grande affliction et se demandent comment on peut humainement er deux minutes de niaiseries aussi tartes, mâtinées d’un intellectualisme aussi vermoulu, sur un canevas digne de la pire sitcom pour midinettes. Effectivement, inutile pour eux d’aller plus loin.
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Les autres, ceux que le cinéma de Rohmer enchante et qui n’en finissent pas de rechercher la clé secrète, l’ineffable recette de sa magie, devraient pouvoir se régaler. Blanche et Fabien, on l'a vu au premier coup d'œil, sont faits l'un pour l'autre. Mais quand vont-ils s'en apercevoir ? D'autant qu'ils n'ont pas, pour les guider l'un vers l'autre, l'entêtement de l’héroïne du Rayon Vert, ni sa foi dans ce fameux rayon. Au contraire, chacun est aveuglé par un amour illusoire et Blanche, de surcroît, se veut fidèle à ses principes : "Les amis de mes amies, dit-elle, c'est sacré." Au fil des Comédies et Proverbes, dont ce film est le sixième et dernier volet, Rohmer est devenu une sorte de grand-père très légèrement égrillard qui contemple la valse hésitante des cœurs désaccordés. Lui qui a suivi l'évolution du parler et des mœurs d'une certaine jeunesse, et dont la peinture est d'autant plus universelle que les modèles en sont plus particuliers, livre ici l’un de ses opus les plus exemplaires. C’est un plaisir toujours renouvelé d’entendre ces héros disserter à perdre haleine sur l'amour et l'amitié, analyser naïvement leurs émotions et tirer des conclusions que démentent parfois un geste ou un regard. Film de rencontres, L'Ami de mon Amie a le goût des trajectoires rectilignes, de la géométrie et de l’équilibre, et aussi celui des harmonies de couleur, toujours soigneusement choisies. La parole, auparavant affectée d'une vertu mensongère, permet de résoudre n’importe quoi : chacun s'explique sur tout, y compris et surtout sur soi. Le quiproquo se dénoue de lui-même, il suffit de le dire. Ce gain de transparence, à l’image comme dans le dialogue et la construction narrative, est nouveau. On dirait que le cinéaste a gommé les aspérités de ses personnages, mais pour rendre leurs sentiments et leurs désirs plus limpides, plus vifs encore. Cette attachée d’istration au service des affaires culturelles, cette stagiaire en informatique, ce modéliste en vêtements de sports, cet ingénieur à EDF, cette étudiante en art, il nous semble les avoir rencontrés cent fois au détour d'une rue, dans le train, sur la plage. Ils sont parfaitement banals, mais voulus tels pour donner plus d'importance à la "mise en jeu" du récit.
Car Rohmer joue. Il joue avec des cas de figures. Et il les inscrit, ces figures, dans un paysage très précis. Il plante cette fois son décor au sein de Cergy-Pontoise. De quoi rêver. Il donnerait presque envie d'habiter le Belvédère, à Saint-Christophe, et de planter une tente dans la forêt où soudain, le temps d’une brève partie de campagne, seul avec la nature qui se résorbe dans le compte rendu d'un rêve, la sensualité affleure entre Blanche et Fabien. Toutefois, cet endroit si séduisant porte aussi la menace d’une aliénation. L'espace et l'architecture de la ville nouvelle, avec tout ce qu'ils impliquent de "modernité" dans les modes de vie, la morale, les ambitions, déterminent totalement les trajets et l'évolution des personnages. C'est le règne de l'enfermement et de la circularité. Aménagée en amphithéâtre le long d'une double boucle de l'Oise, la cité est coupée de l'extérieur et son horizon sans cesse borné : bâtiments, colonnades en demi-cercles, tours de la Défense. Chacun est là en fonction de son travail et non par choix. Ici tout le monde connaît plus ou moins tout le monde, donc personne. Même si Blanche déclare habiter un palais et Alexandre se sentir à Cergy plus partie-prenante de la mégapole qu'au cœur du premier arrondissement, chacun ne rêve que d'évasion : vacances, week-ends chez des parents, escapades, sports. Cette impression participe du sentiment plus général que rarement le système rohmérien se sera donné aussi explicitement à voir comme un système clos. Le paradoxe étant que ce marivaudage construit comme un théorème de mathématiques est aussi l'un des plus sensibles de son auteur. L'appartement tout blanc de Blanche, qui ressemble à un petit Versailles, est l'image même de la solitude. Et quand est suggérée, lors de sa promenade dans les sous-bois, la panique subite de la fragile héroïne, prise à son insu au piège de l’amour, tiraillée entre le désir de s’abandonner à la béatitude de l’instant et la peur de trahir son amie, ses larmes donnent envie de la consoler très vite, de lui dire que tout ira bien et qu’elle aussi a droit à sa part de félicité. Blanche n’est pas sûre d’elle, hésite constamment à prendre des initiatives, elle a peur de er pour sotte, dit qu’elle est moche. Ce que dément le charme discret de la choupinette Emmanuelle Chaulet, son rayonnement, sa façon de s’habiller, sa délicate frimousse, sa frêle silhouette. Elle est l’une des plus jolies femmes, une des plus fines comédiennes qu’on ait vues chez le cinéaste, et elle abat toutes les résistances. Miracle toujours réitéré des héroïnes de Rohmer, qui pourraient n’être qu’agaçantes dans leur indécision perpétuelle, mais qui émeuvent comme rarement.
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Après l'improvisation de la mise en scène, des dialogues et des situations du Le Rayon Vert). Ici il n'y a pas d'échappatoire, d'ouverture vers un quelconque espoir de maîtriser son destin, ni la moindre espèce de rédemption.
Pourquoi alors le film laisse-t-il une impression de bien-être ? Quel type de liberté et d'accomplissement s'offre aux personnages qui évoluent dans ce cadre si parfaitement clair qu’il en est presque verrouillé ? Sans doute aucune, mais l’auteur n’en tire pas la plus petite amertume et fait de ce constat comme une philosophie heureuse de la quiétude en attente. Pour atteindre la sérénité, peut-être faut-il se laisser porter par ce qui doit être, et prendre la place qui nous est depuis longtemps réservée — le bon coin du quadrilatère. Il ne s’agit pas de feindre de choisir ce qui est imposé par les circonstances, ne de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et encore moins de substituer l’idéal à la commodité. Mais c’est dans un léger changement de perspective, favorisée soit par un arrangement, soit par un coup de pouce du hasard, que les couples s’assortissent enfin, et que l'image devient un tableau idyllique. La figure ABCD est alors parfaitement reconfigurée, E restée à l’écart peut s’en féliciter, et le spectateur se réjouir avec elle d’être le témoin complice de ce parachèvement. Dans la continuité du Conte d’Hiver, Blanche, en trouvant son bonheur, nous offre le notre.
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