Qu'est-ce qui se cache derrière le sourire ensanglanté du Joker? Le rire jaune de certains gilets? Celui grossier des électeurs de Trump? Le sourire béant des Indignés de Wall Street? Celui de l'Homme qui rit de Victor Hugo, dans tout ce qu'il a d'humain et d'inhumain?
Empêtré dans des débats houleux l'accusant de prôner le terrorisme blanc et la violence, le film semble avoir anticiper la critique quand à maintes reprises le Joker maintient qu'il ne représente aucune idée politique. Après de nombreuses adaptations du personnage du Joker, créé dans les années 1940 dans les comic books, Todd Phillipps s'attache cette fois-ci au if socio-économique du personnage, un homme malmené, harcelé et abusé. Le film travaille une nouvelle fois le personnage de l'ennemi de Batman pour nous confronter aux travers d'une société et aiguiser nos consciences.
Incompris par les services sociaux sous-financés de la ville de Gotham, Arthur Fleck vit dans un de ses appartements miteux avec sa mère. Dépressif et mentalement instable, il est victime de fous rire incontrôlables, émanation de sa maladie, signe à la fois de désespoir et de son inadaptation à la vie sociale. Tout comme le surnom dont l'affuble sa mère, "Happy". C'est pourtant bien en comique qu'il veut percer, un contre-pied flagrant à sa condition dramatique. Une illusion de trop qui lui sera refusée, alors même que son existence n'est fondée que sur des mensonges. La puissance tragique et menaçante du personnage, qui era de victime à assassin, est magistralement interprétée par Joaquin Phoenix.
Phoenix a su trouver le ton juste et percutant pour incarner Arthur Fleck, un être dérangé et habité tantôt par des hallucinations tantôt par des impostures. Le génie de Phoenix se traduit lors des scènes de rire et de danse. Les premières sont proprement malaisantes, tel un coup de cisaille glacé qui vous fige les coins des lèvres. La danse macabre avec le revolver après le premier meurtre dans les toilettes désaffectées au néon verdâtre tremblotant est tout à fait saisissante.
Quant à la bande son, elle est pour le moins captivante et colle avec d'une part le contexte des années 1970, d'autre part avec les questions existentielles que pose le film sur fond de crise sociale (comme "That's life" de Franck Sinatra). Elle sert aussi le rythme du film, tout en tensions, qui débouche sur les émeutes de Gotham. Rejeton de la société, le Joker va être élevé en héros, en martyr presque des laisser-pour-compte de cette ville dont les services sociaux sont sacrifiés. Les manifestations et leurs débordements sont malaisants, d'autant plus quand on essaie de les lier à des manifestations actuelles. Le bouffon de la société devient roi mais c'est une victoire à la Pyrrhus. La pulsion de mort gagne sur celle de vie.
The Joker est un film menaçant, qui ne réhabilite pas Arthur Fleck le Joker au vue de sa condition. Il affûte notre esprit critique sur l'escalade que peuvent engendrer l'intolérance et l'individualisme. On peut (on doit?) en ressortir avec une envie de se battre pour une justice humaine et sociale. Afin qu'aucune justice fondée sur la vengeance et la mort ne vienne concurrencer celle de Batman.