La guerrière marche
Le film de guerre se fait plus rarement du point de vue du vaincu. Et quand il l’est par le cinéma japonais avec le radicalisme qu’on peut lui connaitre, autant dire que le résultat va être...
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le 30 mai 2018
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Une claque.
Le film commence par une claque.
Cette claque, c'est le soldat Tamura qui la reçoit, mais elle préfigure à la perfection celle que se mangera le spectateur au fil d'un film qui se présente comme une descente en spirales le long des cercles de l'Enfer.
Reprenons.
Au début du film, le constat est amer. Nous sommes en février 1945 dans une des îles des Philippines, Leyte. Les soldats japonais présents sur l'île sont littéralement abandonnés par leur hiérarchie. Ils ne reçoivent ni ordres ni consignes.
Ni matériel.
Ni nourriture.
Rien du tout.
En pleine défaite, aussi bien militairement que moralement.
L'Armée Impériale transformée en une armée de mendiants.
La situation est tellement catastrophique que son officier suggère au soldat Tamura, le personnage principal du film, de se suicider.
Alors, en pleine déroute, il faut bien maintenir les soldats en activité, histoire de leur faire oublier leur ventre vide. Donc on leur fait cre une tranchée, avec tout ce qui leur tombe sous la main, y compris leur casque. Exemple parfait de l'absurdité de la guerre.
Comme ce dut être dur pour des Japonais de voir ce film (ce qui en explique d'ailleurs l'échec commercial à sa sortie). En 1959, même pas 15 ans après les faits, la défaite est toujours tabou. Il est interdit d'en parler. L'occupant américain, soucieux (après avoir littéralement ravagé deux villes, ce qui constitue un Crime contre l'Humanité qui mériterait d'être sanctionné) de ne pas ravager complètement le moral d'un Japon dont il a impérativement besoin pour des raisons stratégiques, exerce une censure sur ce type d’œuvres. Ichikawa a su jouer au plus fin, présentant un scénario de simple film d'action bien divertissant, bien loin du film qu'il allait tourner.
Dans l'esprit japonais, la défaite n'est pas permise. On gagne ou on meurt. C'est un peu le choix donné à Tamura au début du film : tuberculeux, il est rejeté aussi bien par ses officiers, car trop faible et risquant de démoraliser les troupes, que par l'hôpital militaire, où on ne le juge pas assez malade. La seule solution qui lui soit présentée, c'est le suicide. Il va préférer l'errance dans la jungle philippine.
Tamura, c'est un symbole de l'ensemble de cette armée : abandonné de tous, errant sans but et sans ordre, au hasard, cherchant simplement à assouvir le besoin le plus primaire de tous : se nourrir.
Au-delà de cette vision terriblement humiliante d'une armée en déroute, le film d'Ichikawa présente, surtout dans sa seconde partie, toute une image de la guerre représentée comme l'Enfer sur Terre. Les images horribles et les scènes éprouvantes se succèdent. Des cadavres s'entassent à la porte d'une église. Une attaque de chars. Des corps qui s'écroulent dans la boue. Si le film paraît encore de nos jours inable à certains moments, comment peut-on se représenter la claque subie par les spectateurs de 1959 ?
Tout est fait pour mettre les spectateurs mal à l'aise. Les bruits agressifs, aussi bien les bombardements que les hurlements. Les gros plans sur des personnages qui tombent dans la folie. Les scènes d'intérieur sont plongées dans les ténèbres, ce qui doit symboliser celles qui habitent les personnages ; l'extérieur est dans une jungle que l'enchevêtrement de lianes rend impénétrable, rappel constant des forces de la nature qui sont en jeu ici.
Car c'est bien de cela dont il s'agit ici. la guerre renvoie à la part de bestialité. La guerre, c'est le triomphe de la sauvagerie. Alors que Tamura va abandonner petit à petit tout ce qui fait de lui un soldat (son fusil, ses godillots, sa grenade), il risque surtout d'abandonner ce qui fait de lui un humain. C'est ce conflit intérieur qui occupe les dernières scènes du film, alors que l'on plonge dans un enfer qui n'est pas sans rappeler les pires visions de Bosch ou Bruegel : faut-il céder à la sauvagerie ? Faut-il faire disparaître la fine pellicule de civilisation pour revenir vers la bestialité la plus horrible ?
Le film est vraiment éprouvant parce qu'on y a l'impression d'avancer le long des cercles de l'Enfer. L'horreur y va crescendo. Les soldats avancent dans la boue comme les âmes des morts. Et Ichikawa fait un film terrible, qui en a sans doute inspiré d'autres par la suite.
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Créée
le 6 mars 2016
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