L’exposition du dernier film d’Almodovar pourrait inquiéter, tant les éléments qui s’y déploient semblent attendus : un Banderas en cinéaste vieillissant coiffé comme le réalisateur, un rapport au é qui a tout de la somme autobiographique, l’évocation des 80’s flamboyantes et révolues, et l’heure des bilans teintés d’amertume.
Le protagoniste explicite, dès le départ, qu’il est avant tout devenu un corps, cette encombrante enveloppe de notre âme qui n’a de cesse de nous rappeler, dans la souf, à quel point nous sommes corruptibles. La très belle séquence animée qui compense les cours qu’il n’a jamais eu dans sa jeunesse du fait de son inscription à la chorale fait ainsi une leçon de géographie, puis d’anatomie dans une esthétique qui convoque Saul Bass et l’imagerie numérique pour subjectiver le rapport à l’apprentissage : toute découverte, nous dit Almodovar, n’a de sens que vécue. Son parcours sera donc celui d’une expérience qui prendra soin de ne pas pontifier dans la théorie, quand bien même le personnage ne cesse jamais de lire des livres qui, visiblement, ne lui apportent aucune réponse.
Mais cette expérience, puisque qu’elle se vit, doit accepter qu’on en perde le contrôle : la douleur physique de Salvador le mène aux méandres de la dépression, le surplace de la drogue et au labyrinthe du é. Douleur et Gloire est de ce fait un testament crépusculaire, qui mêle les époques, les épiphanies (sublimes scènes de draps tendus sur des roseaux, d’un puits de lumière dans une maison troglodyte, de la découverte du désir sensuel) et tresse, à l’heure possible des adieux, les cordes tendues d’un cœur vieilli aux éclats épars de son existence que furent la lecture, le soleil de l’enfance, ou l’amour pur d’un homme.
La structure savante des temporalités permet donc un voyage fragmentaire qui nourrit progressivement l’hébétude d’un créateur en panne, et incapable d’avancer. Au-dessus de lui, le cinéaste Almodovar tisse l’écheveau des hasards improbables (un homme qui e devant un théâtre qui joue son é, un dessin trouvé dans un marché aux puces qui ravive la flamme un demi-siècle plus tard…) et organise les rencontres. La chorale inaugurale était en cela programmatique et annonçait le bal des pairs : l’amant, l’acolyte, la mère, la collaboratrice. Un peu verbeux par instants, le film prend soin de donner la parole à chacun, face au grand mutique qui pense trouver le réconfort dans l’héroïne et ne parle jamais aussi bien que lorsqu’il fait une conférence improvisée et bancale, par téléphone interposé.
Le propos a tout de l’évidence : c’est bien l’art qui donne du sens à nos fugaces existences. Par les textes écrits, par le dessin, par le cinéma, et jusqu’à ce générique initial qui mêle de façon mouvante les couleurs de peintures liquides avant de présenter un protagoniste en apnée, noyé dans cette masse culturelle et sensible. Mais ici, c’est aussi lui qui a paralysé un créateur, notamment par ce succès pesant dont il se remet mal, reclus dans un superbe appartement qui a tout du musée flamboyant. Beauté glacée, soutenue par une photo sublime qui fait de chaque façade, chaque sol un aplat brillant qui iconise de façon presque inquiétante la scène. Almodovar questionne surtout, dans cette somme, la sublimation par l’art, en travaillant son contraste et la manière dont la transposition en œuvre artificialise l’émotion primale. Il ne s’agit pas de condamner cette atteinte à la vérité, bien au contraire, mais de travailler ce processus de transformation à double détente. Par l’esthétique, il fige l’instant et grave la beauté ; par la figuration et la symbolique, il prolonge les origines du sentiment.
On comprend dès lors l’évidente mise en abyme qui clôt le plan ultime, et qui donne à Pénelope Cruz, l’irremplaçable égérie d’Almodovar, toute sa place dans son œuvre : en élargissant le cadre du souvenir pour un faire un plateau de tournage, le cinéaste-personnage réapprend à vivre : non pas dans le é, mais par sa réactivation, sa transformation en une force qui permet la réconciliation avec l’imminence de la mort.