La difficulté, tout le monde l’aura immédiatement perçue, est que l’on assiste à deux films en un, consécutifs et juxtaposés, avec un gros hiatus, un document réaliste, presque naturaliste et assez remarquable, puis un film de fiction (un thriller ?), sans scénario, sans personnages identifiés et avec un montage totalement raté.
La première partie est réellement excellente – après un prologue lapidaire, très violent mais où la violence est largement implicite, sans références immédiates ni recherche de spectaculaire (un brasier funéraire, un marché où l’on "emprunte" un enfant, des dialogues manipulés, une fausse famille recomposée …) et après une ellipse dont Audiard est très coutumier (ses narrations ne sont jamais linéaires, les événements jamais immédiatement liés), on assiste à l’intégration de la nouvelle « famille » dans un univers très désintégré. Avec émotion et non sans humour, ces épisodes, presque sociologiques témoignent d’une grande réussite : dans la confrontation brutale avec ce nouveau monde, sa langue, ses règles, ses habitudes (la cruauté et le rejet des enfants à l’école, les essais de traduction, les contraintes sociales ou vestimentaires), difficile mais drôle aussi : le bracelet électronique du dealer en liberté surveillée confondu avec un chronomètre pour la course, la conversation autour des écarts culturels, qui mériterait d’être intégralement reprise :
- (lui) Ils parlent, je comprends tous les mots, mais ils rient et ne comprends jamais pourquoi ils rient …
- (elle) Ce n’est pas une question de langue, mais une question d’humour …
- (lui) D’humour français ?
- (elle, riant) Non, d’humour. C’est toi qui ne sais pas rire …
Et surtout le film atteint un haut niveau d’émotion, d’une grande finesse, dans la façon dont ils finissent, peu à peu et de façon presque imperceptible, par s’apprivoiser, du masque figé, buté, au frémissement d’un sourire, jusqu’au rire enfin partagé et au tout premier attouchement.
Et puis brusquement tout se gâte – avec une scène très ratée où Dheepan retrouve son é, dans une confrontation brutale avec d’anciens tigres tamouls poursuivant leur révolution en , ouvrant une piste … immédiatement abandonnée après cette séance initiale. Il y a sans doute là la volonté de lier le présent (à un moment où l’intégration de Dheepan semblait très réussie) et les fantômes du é. Mais c’est extrêmement mal inséré dans le film qui dès lors perd toute cohérence. Et la suite est à l'avenant.
Car les séquences qui s’enchaînent, comme une manière de guerre des gangs hyper violente (mais où tous les meurtres sont habilement traités en hors champ) à l’intérieur de la cité, où les personnages ne sont pas du tout identifiés, pas plus que les causes, où on ne comprend pas grand-chose, où les aberrations ponctuelles se multiplient (pourquoi le caïd mourant fait-il venir le gardien honni plutôt que le SAMU ? …), où la présentation de la cité semble beaucoup plus fantasmée que réaliste (les silhouettes en permanence plantées sur les toits des immeubles, comme des poteaux, les sacs des ants fouillés comme à un age de frontière, les « dealers » se rencontrant à heure fixe comme un conseil d’istration dans une pièce où on ne peut pénétrer qu’après avoir frappé à la porte …), où le personnage même de Karim dealer en chef ( ?), confié à Vincent Rottiers (?) n’a guère de crédibilité – et où le gardien finit, dans un final peut-être fantasmatique, par se transformer en vengeur ultime, en justicier, voire en super-héros invincible et tout noyer dans la fumée d’un ultime incendie .. . le décalage avec la première partie est effectivement abyssal.
Mais les liens existent sans doute – mais mal tissés, mal découpés : ce pandémonium renvoie sans doute, pour Dheepan, à la violence première, celle qu’il avait fuie et à laquelle il se retrouve à nouveau confronté, tout comme l’incendie final peut faire écho au bûcher qui ouvrait le film.
En fait l’anecdote (qui sont les membres des gangs ? Pourquoi combattent-ils ?) n’intéresse sans doute pas davantage Jacques Audiard que le traitement logique et chronologique du récit ; on est sans doute sur des questions plus primaires, ou plus essentielles (ou plus naïves).
Et tout cela est dit, exprimé, avec un traitement très expressionniste de l’image, paradoxalement très stylisé et d’une incroyable beauté – le plus souvent dans une obscurité poisseuse, épaisse, comme le traitement du récit : des fragments de visage, défaits, terrifiés, durs émergeant de l’ombre ou, dans les escaliers sales, les ages subliminaux d’un molosse, d’un chien de combat blanc, très ponctuellement découvert ; et des images, des mouvements sidérants : le très long travelling partant de Dheepan, aux pieds de la barre, traversant toute la cité, pour remonter le long des façades lépreuse et taguées, parvenir sur les toits avec leurs silhouettes plantées avant de s’ouvrir au-delà et à la forêt alentour ; ou encore le départ plus que bruyant des motos sauvages, toujours dans la pénombre, tous feux allumés, dans une image qui s’éclaircit d’abord progressivement avant d’exploser dans une blancheur surexposée et électrique ; ou enfin, en écho à l’image du chien blanc, celle, si difficile à décrypter, d’un éléphant dans une jungle fantasmée.
Rien que pour cette beauté et pour la force de la première partie, on peut presque er sur les insuffisances béantes du scénario, sur les approximations du montage, sur les lourdeurs et les longueurs consécutives.
Presque.
Morale : sans transition, et sans logique après l’explosion de violence et les fumées de l’incendie qui vient d’être déclenché. Une asyndète. Et une conclusion des plus optimistes, ou des plus niaises, ou des plus déplaisantes : dans une atmosphère diurne et lumineuse (pour la première fois), avec de belles couleurs, entourée d’amis et vêtue à présent à l’occidental, toute la famille, est là, dans un cadre bucolique, avec même un nouveau-né, symbole de tout ce renouveau. Ou, autrement dit - l’Angleterre, c’est bien mieux que la .