Un film qui marque

Cela faisait longtemps que je n'avais ressenti l'ambiance d'un film, sa lourdeur, sa tension. Comme dans "Que dios nos perdone", qui m'avait déjà impressionné, dès les premières images ont sens que quelque chose de sombre est en marche. Magie du son et du ralenti. Le long (quasi) monologue qui suit dans une taverne sombre, vient amplifier le sentiment de malaise. Le Mal est ici à sa place, celui généré par la frustration, par les frustrations, et l'occasion manquée d'avoir un semblant de fortune... Mais si les nuages se rassemblent, c'est au-dessus d'Antoine, expatrié français venu s'installer ici, en Galice intérieure, fasciné par les étoiles et les paysages. Il veut faire de cette terre, la sienne. Mais ses voisins n'ont pas l'intention de partager...


Il y a beaucoup à dire sur ce long métrage de Rodrigo Sorogoyen. D'abord le casting. Parfait. Marina Foïs, d'abord en retrait, puis en femme courage, obstinée, d'un calme qui impose le respect. Elle a déé le stade de la peur, et sait que son heure viendra. Luis Zahera, déjà vu dans dans "Que dios...". Là encore il a un répertoire d'homme hargneux, âpre, prêt à tout. Ici, il pourrait presque prendre la place d'un prédicateur, haranguant sa foule, menaçant de la foudre quiconque s'oppose à lui. Un acteur dérangeant par la violence contenue que l'on sent en lui, pas épais, mais dont on sent intuitivement qu'il faut s'en méfier absolument, ne jamais lui tourner le dos... Une grande partie de la réussite du récit repose sur ses épaules. Puis il y a le frère, un peu débile depuis un accident, joué par Diego Anido, acteur peu connu, mais assurément bon. Sa participation en rajoute au côté glaçant et tragique. Il y a aussi Marie Colomb, qui déboule dans la seconde moitié du film. Inquiète, anxieuse, ravagée par le drame. Une jeune actrice à suivre, assurément. Et enfin, Denis Ménochet, presque à contre emploi. Un acteur finalement assez rare, mais au charisme certain. Depuis Inglorius Bastard (excusez du peu) de Tarentino, il ne cesse d'enchainer les bons réalisateurs, mais pas forcément dans les films les plus applaudis. Mais à chaque fois sa présence, au physique impressionnant, marque la pellicule. "Seules les bêtes", "Jusqu'à la garde", "Chien Blanc"... De bons films où il joue à la perfection. Et ici aussi, mais cette fois, il joue un homme qui a peur, car Antoine a peur, même s'il n'ose l'avouer. Dans une vie antérieure il était enseignant, pas forgé pour affronter une violence sourde, une envie de meurtre, une rage intérieure qui consume et doit exploser. "Armé" d'une caméra, dont l'écran qui s'interpose lui donne un sentiment de distanciation salvateur... mais faux, il pense pouvoir affronter ses ennemis. Colosse aux pieds d'argile, la scène où il va succomber, littéralement, sous le poids de ses ennemis, est particulièrement forte. On aura pesté tout du long pour qu'il en vienne aux mains et cesse de fuir, car seule la violence peut tenir la violence à distance dans une situation comme celle-là... Et on comprend rapidement qu'Antoine n'est pas taillé pour faire face. Que tout cela va mal finir.


Film d'ambiance donc, réussi, franchement. Je regrette juste l'artifice de la carte SD, indice inutile, autant pour la narration, que pour le scénario. Certes, elle nourrit le drame, elle vient démontrer que la justice de preuve en laquelle Antoine veut croire est vain, dans ce huit clos rural ou seules les règles ancestrales tiennent lieu de justice. Quoique, finalement, qu'elle ne fonctionne pas donnera l'occasion à Olga d'aller au bout de sa résilience. On peut imaginer un procès à venir dont elle sera celle qui forge l'opinion.


Quoiqu'il en soit, As Bestas est une film brillant, dont l'aura lugubre, et pourtant magnifique (la Galice est somptueuse), vous poursuivra pendant un moment. Sorogoyen marque ici, dans ce film sacré à Cannes et aux Goyas, un talent certain pour le thriller façon western. Car ici, il y a un côté western assumé. A l'instar des premiers conquérants de l'Ouest qui avaient "pacifié" le territoire à coups de Colt, remplacés ensuite par de nouveaux immigrants, plus attirés par la culture que par l'élevage. Antoine, le néo-rural, un peu bobo par sa quête d'absolu new-âge, qui plus est, opposant au seul projet permettant aux villageois de sortir un peu de la misère, va forcément être perçu comme une menace. Son projet de "rénover" un village que les habitants voudraient fuir génère une lutte de classe qu'il ne devine même pas. Même s'il a raison, malheureusement ses voisins aussi. Se joue ici une différence de point de vue irréconciliable. Il rêvait d'une vie meilleure, les frères Anta aussi... Toute la tension dramatique se pose là. Un film qui ressort actuellement sur TV à l'occasion de la cérémonie des Césars. A ne pas rater.

9
Écrit par

Créée

il y a 7 jours

Critique lue 7 fois

Kerven

Écrit par

Critique lue 7 fois

D'autres avis sur As Bestas

Les voisins de la colère

On avait promis monts et merveilles au masqué avec As Bestas, tellement le dernier film de Rodrigo Sorogoyen était présenté comme formidable par la critique pro, dans une unanimité qui, en certaines...

le 20 juil. 2022

95 j'aime

9

La Galice jusqu'à l'hallali

Et sinon, il en pense quoi, l'office de tourisme galicien de As Bestas, dont l'action se déroule dans un petit village dépeuplé où ont choisi de s'installer un couple de Français qui se sont...

le 28 mai 2022

85 j'aime

5

Recours à la terre

L’ouverture très graphique d’As Bestas rappelle, pour le spectateur qui aurait déjà croisé Sorogoyen, qu’il ambitionne d’être un cinéaste de l’intensité : le corps à corps des hommes de la montagne...

le 16 août 2022

78 j'aime

5

Du même critique

Métaphysique coréenne

"Dernier train pour Busan" n'était pas exceptionnel mais tenait la route, avec une réalisation à la hauteur. Cette fois Yeon Sang-Ho s'affranchit totalement des codes habituels. Et si la réalisation...

Par

le 20 nov. 2021

22 j'aime

3

Un film de guerre pas comme les autres...

Mosul est un film qui ressemble à d'autres du genre, mais pas tout à fait... D'abord la ville de Mosul et l'Irak, toujours filmés par des réalisateurs américains ou canadiens ; de fait, une version...

Par

le 1 déc. 2020

13 j'aime

Toujours avoir une Makita

Réalisateur espagnol, Albert Pinto devrait se faire remarquer avec ce Survival féminin. Un pays qui sombre dans le totalitarisme, une fuite, un parcours de migrants aux mains des eurs, et puis un...

Par

le 29 sept. 2023

9 j'aime

1