J’irai cracher sur votre hécatombe

Peckinpah a l’art, finalement assez singulier dans le paysage cinématographique hollywoodien, de travailler à nous rendre antipathique la totalité de l’univers qu’il construit.
Tous les ressorts traditionnels, pourtant a priori constitutifs de l’intrigue générale (une compétition entre gangsters pour récupérer un pactole) sont ainsi désactivés au profit d’un cynisme généralisé qui brouille la carte du manichéisme coutumier.
La scène initiale instaure un cadre familial proprement effrayant, où le père maffieux torture sa fille pour savoir qui l’a mise enceinte, dans un rituel public glaçant. Mais qu’on ne compte pas sur les développements du récit pour trouver un contrepoint à cette noirceur. Le couple qui va occuper le devant de la quête est au glamour ce que Johnny Rotten est à l’opéra.
La quête elle-même subit un traitement ironique : contrairement à la chasse à l’homme attendue, c’est la tête d’un mort qu’on cherche, faisant des chasseurs de primes déjà peu reluisants des charognards sans scrupule, auquel s’ajoute le fait qu’il s’agit de l’ex amant de la femme du protagoniste. Profanant sépulture et é sentimental de sa compagne, Benny a donc tout sauf la sympathie du spectateur, qui, horrifié par la noirceur ambiante, ne s’accroche pas moins aux rares éclaircies de son idylle meurtrière.
[Spoilers]
Alfredo Garcia est déjà mort, apprend-on : tout le monde, nous dit Peckinpah, est déjà mort.
La romance, la quête, les funérailles : rien ne tient, et si l’on a connu ou cherché à connaitre Alfredo, c’est pour le redre dans la terre fraichement retournée de sa tombe.
Comme souvent chez Peckinpah, le début est assez lent, laissant s’installer un climat trouble dans lequel les regards torves et les silences sont lourds de tension. A partir de la deuxième moitié du film, le rythme s’emballe et les corps tombent comme des mouches. Le ralenti, marque de fabrique du réalisateur, vire ici un peu au systématisme, et les souvenirs de la dulcinée par l’entremise du chant en off ne sont pas particulièrement subtils.
Mais il semblait en falloir autant pour préparer au jeu de massacre final. Le retour à la demeure d’où parti la fameuse phrase éponyme a tout de l’unité de lieu tragique, dans laquelle le récit prend un malsain plaisir à combiner les ficelles de la vie, de l’amour, de la mort et de l’ignomie. C’est le jour du baptême qu’on vient porter la tête du père au grand-père. C’est pour venger sa femme que le convoyeur change de commanditaire et accepte que la fille ordonne le parricide.
Le sang appelle le sang, et la vermine s’entredévore, sans que ces climax résolvent ou dissipent l’horreur qui précède. Pas de salvation, pas de retour à l’ordre, pas de châtiment, mais un constat nihiliste, opaque comme les verres fumés de Benny, brouillé comme cet ultime gros plan, en forme d’ime eschatologique : le canon fumant d’un fusil.
8
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le 13 mai 2014

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Sergent_Pepper

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