Lecture achevée de La Terre verte de Ayroles et Tanquerelle. J'avais laissé er les Indes fourbes parce que malgré l'attrait que je peux avoir pour ces types d'histoires, ça me fatiguait quelque peu d'avoir encore affaire à une BD à succès critique qui pour se légitimer avait besoin de se greffer sur de la littérature ; Ayroles a au moins le mérite de faire des fausses suites plutôt que des adaptations.
J'aurais pu adopter la même posture face à la Terre verte, qui se présente comme une suite de Richard III de Shakespeare dans laquelle le protagoniste aurait survécu à la bataille finale qui le destitue ; mais voilà, je suis beaucoup, beaucoup, beaucoup trop fan de Richard III pour laisser er l'occasion. Et tant mieux parce que c'est une lecture exceptionnelle. Mais. Mais j'ai un doute.
L'histoire prend donc le pli de nous raconter ce qu'aurait pu arriver à Richard, après la bataille de Bosworth qui met fin à la guerre des Deux-Roses et qui consacre l'installation des Tudors sur le trône anglais, s'il avait pu y échapper par l'une des fameuses ruses machiavéliques prônées par ce personnage satanique en diable.
Contraint à l'exil pour préserver son identité, Richard s'embarque comme mercenaire au côté du prêtre Mathias pour le Groenland, province occupée seulement par quelques colons autonomes tyrannisés par le froid et les abus de leurs maîtres propriétaires, par des communautés de chasseurs inuits itinérants et par beaucoup de morses - c'est important.
Richard, à l'âme toujours aussi noire du fait de sa difformité, de son nihilisme exacerbé et de ses appétits de domination irrépressibles, ne va pas se contenter sagement de faire le porte-épée pour un cureton et on assiste durant toute la BD à ses efforts pour récupérer une place de souverain, conquérant et absolu, le long de cinq actes (on reviendra sur la structure).
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J'ai adoré la lecture, même si je vais devoir introduire une réserve assez vite quant à la nature même du projet. La Terre verte se lit à son degré le plus immédiat très bien comme une sorte de roman historique (ben que ses faits soient inventés, uchroniques), genre assez prisé des foules à travers son adaptation en série télé à succès, et tous les ingrédients habituels qui donnent du sel à ces productions sont présents dans l'ouvrage et bien scriptés : on a du duel, on a des massacres, on a des intrigues politiques et des traîtrises à tous les niveaux, il y a un peu de romance, il y a du voyage et de l'exploration dans un décor "viking" (c'est ben plus tard on est d'accord, je parle en terme d'esthétique), on peut tirer derrière tout ça des lectures du monde qui ne réinventent pas la roue mais qui ont le mérite d'exister.
Le projet a une grande qualité et un possible défaut dans son rapport avec son matériau de base. J'ai le sentiment, pour l'avoir lue à d'assez nombreuses reprises, que l'auteur a une affection personnelle pour la pièce qu'il a décidé de rendre en s'efforçant de concevoir sa BD comme une suite possible, intègre presque, qui pourrait réellement figurer dans une narration unifiée à la suite immédiate de la tragédie du barde. Ce n'était pas une mince affaire, et c'est ce qui explique l'appréciation maximale que je donnerai au titre : j'ai l'impression d'avoir retrouvé mon Richard (même s'il est un peu trop fort au combat ici), qui est un personnage très important dans mon musée imaginaire. Ce n'est pas le côté divertissant du roman historique décrit plus haut qui m'intéresse en arts en général et chez Shakespeare en particulier, c'est le besoin compensatoire qu'a Richard de détruire le monde pour une monstruosité dont il est tout aussi victime qu'elle lui fournit paradoxalement ce dont il a besoin pour survivre à une naissance maudite. Il y a quelque chose d'à la fois extrêmement moral et extrêmement naturel chez RIchard en tant qu'incarnat du Mal. Le nœud est impossible à dénouer, c'est dans cette aporie que se joue tout le tragique de Shakespeare et je trouve qu'Ayroles a très bien su la conserver, la ré-illustrer. Cette volonté est soutenue par un travail de dialogue qui n'a pas toujours fonctionné sur moi mais qui sait utiliser les dynamiques classiques de la distribution des rôles au théâtre et quelques échanges, entre Richard et Ingeborg par exemple, arrivent à faire mouche. Il y a un travail intéressant également lorsque l'auteur adapte la technique de l'aparté de la scène en faisant parler Richard à voix haute selon les codes de la BD (pas de bulle de pensée) mais tourné au trois quart vers la page, donc face au lecteur, qui est le seul à l'entendre puisque les autres personnages ne réagissent pas. C'est malin.
Mais, rendu vers la fin de la lecture, j'ai commencé à me demander face au nombre de motifs récurrents qui font des gros parallèles avec la pièce et qui interviennent dans le même ordre - jusqu'à faire figurer des spectres la nuit avant l'opposition finale ! - que celle-ci, s'il ne fallait pas voir La Terre verte au bout d'un moment plus comme une forme de remake de la pièce qu'une suite, et quelque part ça m'a dérangé parce que ça tasse la puissance du volume quand on se rend compte qu'il épouse trop strictement la structuration des épisodes de la tragédie. Et c'est là que j'ai commencé à ressentir une forme de trouble, en me demandant si le plaisir extrême que je ressentais à la lecture n'était pas dû davantage à la reconnaissance de ce que j'aimais déjà chez Shakespeare qu'à l'appréhension d'une relecture proposée par un nouvel auteur.
La fin est très belle, avec une symbolique plus personnelle à l'auteur et ne constitue pas un calque de la bataille de Bosworth, donc j'ai fini sur une remontée de l'enthousiasme ; mais ce petit truc titillant (et quand même très lourd quand on y pense) me reste au fond de la tête en grattant.
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J'ai plutôt bien accroché au trait de Tanquerelle ici, dont je ne connais le travail que sur Le Dernier Atlas si je ne me trompe pas, qui m'avait déjà enthousiasmé (on est un bandeur de mécha ou on ne l'est pas). Un bon Richard doit être laid mais avec quelque chose d'assez fascinant pour que l'on arrive à accepter que ses séductions vénéneuses fonctionnent tout de même, et je trouve le chara-design à cet égard efficace, plutôt bien soutenu par un travail à la couleur qui va notamment souvent isoler les yeux clairs au milieu d'un visage blafard, anguleux, à la chevelure sombre. Les environnements sont beaux les quelques fois où la composition fait des pas en arrière pour nous laisser regarder le vide menaçant mais pur des fjords, il y a une géniale scène de transition brutale entre le bleu froid d'une expédition et un massacre rouge de morses, et les quelques scènes d'actions parsemées çà et là sont tout à fait dynamiques et plaisantes (belle ambiance dans plusieurs flashbacks sur la dernière bataille d'Angleterre de Richard, fourmillante, pluvieuse, boueuse).
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Que retenir de tout ça ? La Terre verte est un excellent Richard 3.5 et je ne peux guère cacher le plaisir assez intense que j'ai eu à la lecture, d'où un dix (qui bougera peut-être). Mais est-ce que la frontière entre l'hommage et la redite n'est pas parfois brouillée ? Je me pose la question. Est-ce que je mets 10 parce que c'est une grande BD ou est-ce que je mets 10 comme un cracké en manque qui a besoin de revoir SON Richard ?
Soyons pragmatique pour finir : peut-être que La Terre verte saura constituer une bonne introduction, un cheval de Troie efficace, pour des lecteurs qui pensent que les classiques ne sont pas pour eux alors qu'ils adoreraient certainement la Richard de base. C'est tout le mal qu'on peut souhaiter à cette œuvre. A ces deux œuvres.