La résistance, c’est Byzance !

Après un tome 1 plus « insouciant », cette seconde partie va vraiment rentrer « dans le dur » avec la montée en puissance de l’« homme fort » de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan. Si les premières pages racontent le quotidien au sein de la rédaction du magazine Uykusuz, que l’auteur a créé avec ses amis caricaturistes, le récit va évoquer ensuite la répression grandissante du pouvoir sous l’influence des traditionalistes religieux.

A Istanbul, à la fin des années 2000, l’inquiétude grandit au fur et à mesure que le Premier ministre assoie sa mainmise dans l’appareil d’Etat. « Dans ce climat, nous dit l’auteur, une jeune femme pouvait être cognée juste parce qu’elle portait un short (…). Autrement dit, l’intolérance faisait des ravages ». Erdogan veut redonner sa grandeur à l’âme ottomane en revenant à un pouvoir théocratique, et semble pour cela décidé à bâillonner les défenseurs des principes laïcs d’Atatürk. La rue va commencer à donner de la voix, avec comme seule réponse matraques et gaz lacrymogènes.

Si le constat est terrible et la menace omniprésente, Ersin Karabulut va d’abord évoquer les débuts du journal qu’il a co-fondé avec une poignée de potes caricaturistes, car en effet, il faut le rappeler, il s’agit avant tout d’une autobiographie. Avec de la motivation (et quelques soirées arrosées aussi !), ainsi qu’un certain sens de la débrouille, les six compères vont créer leur bébé, précédant un succès inattendu, et c’est cette fierté que nous fait partager l’auteur.

Viendra ensuite le temps des batailles, face à un pouvoir de plus en plus dictatorial avec pour les dessinateurs la menace persistante de la censure voire, on n’ose à peine y penser, la mort. Dans ce contexte anxiogène, il y aura cette parenthèse enchantée que fût le voyage en de Karabulut et ses amis, tout particulièrement le festival d’Angoulême. Un voyage hélas suivi quelques temps après par la tuerie de Charlie Hebdo*, balayant le mythe en vigueur en Turquie selon lequel dans l’Hexagone, « pays des droits de l’homme et des lumières », l’intolérance religieuse n’aurait pas sa place…

Tous ces événements amènent l’auteur à s’interroger, non sans anxiété, sur l’avenir de son pays dans un monde de plus en plus incertain. Avec humour et autodérision, l’auteur turc tente d’alléger un peu le propos et de prendre de la distance, mais le débat s’hystérise autour de la religion, et la menace grandit… Karabulut expose ses doutes et ses fêlures, son « cœur est en miettes ». Pourra-t-il continuer le métier qui lui tenait tant à cœur, ce métier qui était devenue toute sa vie ?

En dehors du fait que « Journal inquiet d’Istanbul » est formidablement bien raconté, « diablement » bien dessiné, les lecteurs les plus empathiques, désormais familiers de l’univers unique de l’auteur avec ce deuxième tome, pourraient avoir l’impression que ce dernier est devenu en quelque sorte un ami. Oui, Ersin Karabulut est un auteur attachant, de la famille des humanistes, une famille mondiale pour qui un compatriote peut parfois paraître plus étranger qu’une personne vivant à l’autre bout de la Terre. En Turquie, il fait partie de ceux qui jettent « un pont entre l’Orient et l’Occident », comme le serait pour les Français un certain Riad Sattouf. On attend la suite avec une sincère impatience.


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le 31 mars 2025

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Laurent Proudhon

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D'autres avis sur 2007-2017 - Journal inquiet d'Istanbul, tome 2

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