Pour les deux derniers albums du groupe cependant, Lou Reed va mettre en sourdine ses pulsions psychotiques et présenter au monde un visage qu’on ne lui connait pas alors. Il ne s’en vante pas trop fort, mais il a aussi dans son répertoire des ballades amoureuses, et même des rocks rafraichissants qui célèbrent simplement la joie de s’abandonner à la musique. C’est ainsi que sur le troisième album éponyme et sur le quatrième nommé Loaded, on découvrait une sensibilité quasi insoupçonnée chez Lou Reed, qui avait jusqu’ici laissé pour seul indice la magnifique I’ll Be Your Mirror. Peut-être s’était-il adouci avec la présence d’un nouveau musicien plus conventionnel et malléable que ne l’avait été Cale. En lançant le troisième disque, on pense d’abord que Reed va exprimer ses émotions les plus profondes par l’intermédiaire de Doug Yule. C’est lui qui chante le premier titre, un portrait bouleversant d’une des stars éphémères de la Factory d’Andy nommée Candy Darling. La chanson esquisse un personnage fantasque, qui refuse en douceur de jouer le rôle que lui assigne la société. Elle ne veut ni de son corps d’homme, ni des responsabilités qui la contraignent à une vie d’ennui et de tracas. Sur le refrain, elle regarde vers le ciel, voit des oiseaux voler et, dans un excès d’idéalisme, s’imagine à leur place.
« I’m gonna watch the blue birds fly / Over my shoulders / I’m gonna watch them me by / Maybe when I’m older / What do you think I’d see / If I could walk away from me ? »
A ce stade de sa discographie, I’ll Be Your Mirror et Candy Says sont les seules ballades de Lou Reed complètement dénuées de sarcasme ou de cruauté. Toutes deux présentent des protagonistes qui questionnent leur propre nature et dénigrent leur enveloppe physique. Voilà ce que Lou Reed, qui a é son temps à afficher sa sécheresse émotionnelle, semble dire à ses âmes en peine : « Ces chansons-là, elles sont jolies, car elles vous reflètent ». N’importe quel inadapté peut se retrouver dans ces mots réconfortants, mais ici, ils concernent avant tout la communauté qu’on ne nomme pas encore LGBT, et la transidentité en particulier.
Lou Reed n’a rien à cacher, il chante sa sexualité multiple et celle des autres. Ainsi, non seulement il fait exister ceux dont on juge les désirs honteux, mais en plus il leur dit que ce monde détraqué n’est pas plus normal qu’eux. La solitude qui transpire de Candy Says revient conclure l’album avec After Hours, chantée avec juste ce qu’il faut de maladresse par Moe Tucker. Entretemps, Lou Reed brise les tabous dans la bonne humeur : avec Some Kinda Love, il décrète d’un ton enjôleur que tout type d’amour est bon à prendre, et qu’il faudrait être fou pour en mettre certains de côté. Mais sur le long déchirement de Pale Blue Eyes, lorsque sa voix se met enfin à nu, il y a bien une forme d’amour qui n’a pas l’air de lui convenir, et comme par hasard elle se trouve être l’exclusivité hétérosexuelle. Dans la réalité, sa petite amie Shelley Albin l’a quitté pour en épo un autre, et Reed de réaliser, en ramassant les miettes de son cœur brisé, que le mariage est le seul vice qu’il connaisse. Voici donc l’image que se donne Lou Reed à partir de ce troisième album. Celle d’un marginal, oui, mais qui cette fois-ci invite ses auditeurs à visiter son antre, s’ils consentent à laisser leurs aprioris sur le pallier.
Extrait du podcast "Lou Reed, le pire d'entre eux", disponible ici :
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/lou-reed-le-pire-dentre-eux-integral