Cet album est fabuleux. D'abord musicalement. Le groupe Zoo, groupe de rock progressif français qui accompagne le célèbre chanteur et poète nous gratifie de grands moments musicaux, un solo de guitare et une montée progressive dans le titre éponyme : La Solitude, et plusieurs moments très forts, comme dans Mon enterrement, où le rock prend toute son ampleur. A cela s'ajoutent bien entendu les arrangements classiques à la Léo Ferré, notamment les accords de cuivre et de cordes que l'on retrouve dans plusieurs titres phares du chanteur mais aussi le piano, comme dans Ton Style. L'album mêle donc deux influences que Ferré n'hésite pas à railler, dans le titre final, se disant ironiquement chanteur de variété et livrant une diatribe au vitriol contre la société de son temps.
Le morceau le plus fort de l'album reste bien entendu La Solitude, où Léo Ferré chante, jusqu'à hurler, une sorte de déclamation de désespoir sublimée par une poésie hors norme et accompagnée par des sons rocks, un superbe solo de guitare et des arrangements de cordes tragiques.
Car plus encore que la musique, déjà splendide, c'est les textes qui marquent. On n'écrit plus comme ça. On n'entend plus de la chanson française de cette puissance. Chaque mot, chaque vers, chaque rime, résonne, puissante, toujours aussi élégante et à la fois provocante.
Ecoutez plutôt une partie de Ton style, une chanson d'amour aussi subversive que délicate :
Tous ces ports de la nuit ce môme qu'on voudrait bien
Et puis qu'on ne veut plus dès que tu me fais signe
Au coin d'une réplique enfoncée dans ton bien
Par le sang de ma grappe et le vin de ta vigne
Tout cela se mêlant en mémoire de nous
Dans ces mondes perdus de l'an quatre-vingt mille
Quand nous n'y serons plus et quand nous renaîtrons
Tous ces trucs un peu fous tout cela c'est ton style
Ton style c'est ton cul c'est ton cul c'est ton cul
Ton style c'est ton droit quand j'ai droit à ton style
C'est ce jeu de l'enfer de face et puis de pile
C'est l'amour qui se tait quand tu ne chantes plus
Ton style c'est ton cul c'est ton cul c'est ton cul
Je ne partirais pas dans une explication de texte mais Ferré, comme à son habitude de génial provocateur, mêle du trivial et du sublime, parvenant à enrober le terme de cul et de salope d'un sublime écrin. Une scène d'amour avortée, des rêves de couple et la domination amoureuse. Car si la chanson parait d'abord être celle d'un homme fasciné par le cul d'une femme, presque machiste, faussement viriliste, le corps de cette dernière, soumise au regard masculin, renverse la donne et finie par rendre éperdument amoureux le narrateur. "C'est ton style, c'est ton cul, c'est ton coeur."
Tout cela est trivial, charnel, presque pathétique mais dit d'une manière si époustouflante... En cela Ferré est à rapprocher de Baudelaire, dont il s'inspire d'ailleurs largement, transformant le laid en sublime. Son texte ne cesse de se faire écho à lui même, comme il l'a fait sur d'autres titres comme La Mémoire et la Mer, évoluant dans des métaphores obscures déclamées de manière exaltée. Car la voix, caverneuse, tremblante, grave, de Ferré, résonne comme celle d'un poète qui traverse les âges. Sa chevelure blanche qui cascade sur son front dégarni lui donne un air de Léonard de Vinci, l'image de l'artiste mystérieux, occulte presque et universel. Son style, iconoclaste, sa liberté, totale, en font une exception salutaire dans le paysage de la musique française.
Je pourrais aussi parler longuement de la Solitude, un des sommets de l'artiste et de son oeuvre, indubitablement et qui termine par une presque trop provocante formule pour nos oreilles aseptisées par une société timorée, ce que dénonce d'ailleurs Léo Ferré dans sa chanson :
La lucidité se tient dans mon froc !
L'oeuvre de Ferré résonne encore aujourd'hui avec une actualité criante, la marque des grands. On lui reprochera ses embardées lyriques, son style ampoulée, son inable côté anarchiste et militant, mais on ne pourra jamais lui dénier son immense talent de poète.
Vive le subversif et la poésie !