Quand j’ai écouté Excavation pour la première fois, j’ai eu la sensation rare d’être projeté dans un espace où les lois habituelles de la musique — rythme, harmonie, structure — semblaient volontairement suspendues. Plus qu’un simple album, Excavation est une expérience sensorielle dense, dérangeante et profondément marquante. C’est une œuvre qui m’a fasciné par son extrême rigueur sonore, sa puissance émotionnelle sourde, et son ambition presque métaphysique. La note de 8.5/10 que je lui attribue traduit à la fois mon iration pour sa maîtrise technique et ma légère réserve face à sa radicalité esthétique.
D’un point de vue purement technique, Excavation est un travail d’orfèvre du design sonore. Bobby Krlic, sous le pseudonyme The Haxan Cloak, parvient à créer une matière sonore qui semble vivante, organique, mais totalement étrangère. On y entend des textures qui semblent issues de mondes parallèles : drones massifs, pulsations sourdes, stridences fantomatiques, percussions désincarnées. Rien n’est là par hasard. Chaque élément sonore est minutieusement travaillé, spatialisé, sculpté pour occuper une place précise dans le spectre.
L’album repose en grande partie sur des fréquences graves extrêmement présentes, presque écrasantes. Krlic exploite la profondeur des basses avec une précision chirurgicale, jouant sur les résonances naturelles pour produire un effet quasi physique. Certains ages donnent l’impression d’être englouti, aspiré, comme si les sons creusaient le silence à la manière d’une foreuse. C’est une approche quasi architecturale du son, où l’on ressent le poids et la densité des éléments plus qu’on ne les "entend" au sens traditionnel.
Mais là où l’album impressionne tout autant, c’est dans sa gestion de l’espace et du silence. Krlic n’a pas peur de laisser respirer ses morceaux. Il utilise les vides comme des instruments à part entière, amplifiant l’angoisse, la tension, l'attente. Cette gestion du contraste — entre saturation et retrait, entre masse sonore et silence spectral — contribue fortement à l’impact émotionnel de l’œuvre.
Musicalement, Excavation défie les catégories. Ce n’est ni de la musique ambient, ni du noise, ni du post-industriel au sens strict — c’est une hybridation noire, introspective, où la progression narrative s’inspire davantage du cinéma que de la tradition musicale. Chaque morceau semble être une séquence dans une descente vers l’obscurité, une exploration de l’après-vie. L’absence de mélodie au sens conventionnel n’est pas un manque, mais un choix : Excavation ne cherche pas à séduire l’oreille, mais à provoquer l’esprit et le corps.
L’ingénierie sonore de l’album est également remarquable par son usage subtil du field recording et de traitements numériques poussés. Les sons semblent toujours ambigus : on ne sait jamais si l’on entend un frottement d’os, un souffle humain ou le grondement lointain d’une machine. Cette ambiguïté renforce l’aspect spectral de l’album, qui fonctionne comme un pont entre le réel et l’irréel.
Malgré cette virtuosité, une partie de moi reste à distance. L’absence de lumière, la densité continue de la noirceur, peuvent, sur la longueur, créer une forme de fatigue auditive. C’est un album que je respecte profondément, mais que je ne peux pas revisiter fréquemment. Son intensité émotionnelle, aussi captivante soit-elle, impose une forme de solitude et de retrait qui limite l’accessibilité et la re-écoute. Ce n’est pas une faiblesse, mais plutôt un choix esthétique qui assume pleinement sa singularité — et que je salue, tout en reconnaissant ses limites pour l’auditeur.
En définitive, Excavation est une œuvre exigeante, radicale, mais essentielle. Bobby Krlic y démontre un contrôle absolu de ses outils, et une vision artistique rare, à la croisée de la musique expérimentale, du sound design, et de la dramaturgie sonore. C’est un album qui ne se contente pas de sonner — il creuse, il pèse, il hante. Et si je ne lui donne pas la note maximale, ce n’est pas à cause d’un manque de maîtrise, mais parce que son intensité radicale, si irable, s’accompagne d’un coût émotionnel que peu d’œuvres osent demander. Un voyage abyssal dont on ne revient pas tout à fait indemne.