I said, "Look, you don't know me now but very soon you will
So, won't you let me see?"I said,
"Won't you let me see?"I said,
"Won't you let me see your naked body?"
Pendant longtemps j’ai voulu sauter le pas et m’intéresser à Leonard Cohen, poète et singer-songwriter canadien de son état. La puissance sépulcrale de sa voix reste toujours intimidante pour moi aujourd’hui : son premier album est de ceux que je crois avoir le plus écouté au monde. Avant même Bob Dylan j’ai été séduit par la beauté gothique et la mélancolie intrinsèque des titres de Cohen. Il ne décrit pas le monde, ne donne aucune leçon, il ne fait que s’auto-conspuer et crier son amour, sa peur, son désespoir. Je n’aurais pas cru qu’Amsterdam était ville à se prêter aux pleurs cohenniens, et pourtant… Le jeune moi fut happé à la fin du mois d’octobre d’il y a fort longtemps, au détour d’un record shop où je glanais son premier méfait pour une somme misérable. Ce séjour reste marqué par l’empreinte de Leonard Cohen, les rues d’Amsterdam, ses ponts, ses églises. Un mot pour le décrire ? Je dirai transi, mais pas habité pour autant, du moins modérément.
Issu d’une famille juive traditionnelle, Leonard Cohen voit le jour à Montréal et e son enfance dans une nostalgie imposée. Il vit dans une grande maison avec toute sa famille, son père est un vétéran de la première guerre mondiale blessé lors des combats et son grand père un rabbin lui ayant laissé grande impression. Lors de cette jeunesse romantique (au sens littéraire du terme), il découvre les poèmes de Federico García Lorca : c’est décidé, il sera poète. Cohen se construit une petite renommée dans les cercles intellectuels de Montréal, publiant rapidement ses premiers écrits. Il part découvrir le monde et l’amour, et s’installe un temps sur l’île d’Hydra en Grèce où il termine ses premiers romans, dont le superbe Beautiful Losers au titre très beat (bien qu’il n’en soit rien).
En effet, contrairement à l’air du temps, Leonard Cohen n’est pas beat. Il reste très moderne dans son approche poétique, mais juge moins important le rythme et le monde qui l’entoure. Son écriture tente de décrire ce qu’il ressent, à la manière des poètes romantiques du XIX° siècle. Constatant le manque de reconnaissance financière de son art, Leonard décide d’ajouter une nouvelle corde à son arc : il apprend la guitare, devient musicien.
C’est Judy Collins, folksinger de la deuxième moitié des années 60, qui le rend visible : elle popularise « Suzanne », sa première chanson devenue son étendard. Rapidement, John Hammond (le même qui découvrit Billie Holliday ou Bob Dylan) le signe chez Columbia. Son premier album, Songs Of Leonard Cohen est un pur échantillon de chanson baroque et mélancolique, assurément moderne et contrevenant absolument avec la vague psychédélique en cours. Cohen est noir, torturé, les fleurs fanent quand il e : il les arrose avec ses larmes. Sous cet apparat de poète maudit, Cohen gagnera le cœur des foules, notamment en Europe.
Les albums qui sortent entre 1967 et 1974 le placent à égalité avec Bob Dylan, si l’on joue le jeu des comparaisons ridicules. La poésie de Cohen est plus organique, ressemble à un appel séducteur tandis que Dylan est clairement moins classique dans son approche, parle d’amour de manière détournée et ose l’expérimentation littéraire et musicale. Effectivement, la structure des albums de Cohen, aussi séduisante soit-elle, est toujours la même : voix sépulcrale, monocorde et expressive, guitare classique aux cordes en nylon caressées, orchestrations riches et dépouillées, chœurs féminins, lointains ou plus présents. Nous sommes bien loin du rock calibré ou de Bob Dylan, mais nous sommes loin également du folk sec à la Pete Seeger, sans non plus basculer dans la pop baroque. Il est certain que Leonard Cohen a créé sa formule et qu’elle fonctionne, du moins en Europe.
Néanmoins, après près d’une décennie de contrat, les cadres de Columbia décident que les ventes de Cohen sont trop basses aux Etats Unis. Il doit changer, adapter sa formule. C’est ici que Phil Spector rentre en scène.
Comprendre l’art de Spector c’est tenter d’appréhender la musique pop américaine avant qu’elle soit trustée par les groupes britanniques. L’homme a eu, malgré ses nombreux travers, une influence considérable et a contribué à redéfinir le format pop tel que nous le connaissons. Surnommé le « « Mozart de la pop » », il crée selon ses propres dires des « symphonies de poche » au format 45 tours, comprenant l’évolution des attentes du nouveau public principal de la musique : les jeunes. Son Wall Of Sound est toujours une source d’influence pour de nombreux musiciens, Spector a rétrospectivement réussi à créer LE son de la nostalgie, savant alliage d’instruments classiques et d’orchestrations pop. Le producteur abuse de la réverbération, n’hésite jamais à superposer les pistes sonores puis à les compresser en mono : il n’est pas rare de croiser trois pianistes, deux batteurs et trois guitaristes jouant sur le même titre.
Les productions Spector eurent leur âge d’or au début des années 1960, représentées par Darlene Love ou les Ronettes (« Be My Baby ») avant de tomber en légère désuétude, déées par celles des Beatles et comparses. Ce n’est qu’en 1970 que Phil a fait son retour sur le devant de la scène, convoqué par les mêmes Beatles (enfin Lennon et Harrison) pour orchestrer leur dernier cadavre exquis, Let It Be. Il produira ensuite plusieurs albums pour les deux jeunes divorcés, dont Imagine pour Lennon et All Things Must pour George Harrison.
Le minimalisme face à la surenchère sonore : la rencontre entre Phil Spector et Leonard Cohen semble assez improbable… Et pourtant ! Par l’entremise de leur avocat commun, les deux prennent et … s’apprécient ! Nous sommes en 1976 et ce n’est pas la joie, d’un côté comme de l’autre. Le mariage de Cohen se délite peu à peu tandis que le mode de vie de Phil Spector commence à réellement impacter ses relations avec les autres (en somme, il boit énormément et adore tirer avec ses revolvers qu’il transporte en permanence). C’est un fantôme qui hante Los Angeles, il sort à peine d’un imbroglio judiciaire qui l’a opposé à John Lennon, l’accusant d’avoir volé les bandes de son album Rock’N’Roll. Il est de notoriété commune que Phil a pour habitude de subtiliser les bandes afin de « terminer » l’album dans son coin, seulement John est pressé par un autre procès de sortir l’album au plus vite. Ils se rabibocheront bien vite autour de brandys alexanders corsés.
Phil et Leonard s’accrochent, élaborent ensemble des chansons. Cela ravit Columbia, rassurée par les récents succès commerciaux de Spector : c’est peut-être la caution qu’il manque à Cohen pour réussir aux États Unis. Si le courant e bien durant l’élaboration des titres, Leonard est frappé par la paranoïa de Phil une fois les portes du studio franchies. Il est un peu noyé dans la marée de musiciens de studio convoqués par le producteur, les meilleurs requins de Los Angeles dont Jesse Ed Davies ou Al Perkins à la guitare ou encore Jim Keltner aux fûts. En fait, il est vraiment saisi par l’ambiance de débauche alcoolique de ces séances et préfère rapidement se désengager du projet, assurant ses vocaux sans plus (amoureux du jeu de guitare de Cohen, veuillez er votre chemin). Ultime hommage, une pizzeria et un magasin d'alcool sont remerciés dans les crédits de l'album. Même Bob Dylan et Allen Ginsberg, en plein Rolling Thunder Review, ent une tête, faire les chœurs sur « Don’t Go Home With Your Hard-On ». Finalement, l’album sort, spectorifié à souhait et ce sera un échec commercial. Comment voulez-vous, après tout ? Le fait que les opposés s’attirent relèvent de la physique, pas de l’Art. Et pourtant …
Et pourtant, je l’affirme : ce Cohen est mon préféré. Il est exotique, sans pareil. Il donne à voir un Leonard oubliant (en apparence) sa dépression, se décentrant de ses thèmes de prédilection pour tenter de nouvelles choses. Enfin il expérimente, et c’est sacrément plaisant. Musicalement, c’est tout ce qu’on pourrait attendre d’une production Spector : cuivres, batteries doublées, chœurs d’église, le tout noyé dans la sainte réverbération qui va à ravir à la voix de Cohen. Cela place d’ores et déjà ce Death Of A Ladies’ Man à part dans la discographie du canadien, parlons de lui comme son disque américain.
Il tente la country sur « Fingerprints », le rock bas du genou sur « Don’t Go Home With Your Hard-On » (littéralement « Ne rentre pas chez toi avec la gaule », absolument exquis, d’autant que Bob Dylan et Allen Ginsberg sont aux chœurs : rencontre historique). En réalité, l’album est marqué par la paillardise. On parle surtout de sexe, et de sexe gras, d’un rire rocailleux d’un fumeur qui boit un coup. Cela peut paraître mignon sous les oripeaux spectoriens, mais Cohen ne s’est jamais autant lâché. On touche même au voyeurisme dans « Paper-Thin Hotel » où il entend ses voisins faire l’amour, enrobé par Spector de musique digne d’un film de Walt Disney.
Pourtant tout fonctionne, dont le fantastique « Memories », qui fait un bel écho au chanteur Frankie Valli ou le magnifique « I Left A Woman Waiting », à l’introduction hantante. Les duos « True Love Leaves No Traces » et « Iodine », maculés de cuivres et chantés en duo avec Ronee Blakley sont éclatants et pour la chanson-titre, Phil Spector invoque le fantôme de « Isn’t A Pity », issu du All Things Must de George Harrison en 1970. Cohen s’offre ici un poème fleuve, comparable au « Desolation Row » de Bob Dylan : la mort du Don Juan. Dans un sens, c’est peut-être son manifeste punk à lui…
Est-ce qu’il l'est, Don Juan ? Le marasme de son mariage avec Suzanne (eh non, ce n’est pas celle de la chanson !) se retrouve jusqu’à la pochette du disque, où le couple est attablé dans un restaurant (« polynésien et oublié » selon les liners notes). En réalité, ils sont trois, Cohen est entouré par sa femme, qui tire une sacrée tronche, et par une jolie jeune fille. Lui-même à l’air bien emmerdé à vrai dire. Finalement, lui et Suzanne divorceront après un véritable marasme émotionnel. Il sortira finalement un recueil de poésie du même nom que cet album, reprenant les paroles de la chanson titre.
Alors oui, les textes sont moins ciselés, enfouis sous cette musique dégoulinante et bruyante, mais c’est inattendu. Phil Spector, Leonard Cohen : c’est improbable mais ça fonctionne. Pourtant, Death Of A Ladies’ Man sera un nouveau flop américain pour le canadien qui reviendra à des productions plus classiques dès 1979. En effet, Recent Songs, marqué par le décès de sa mère, sera agréable mais convenu, moins surprenant. Il basculera après cela dans le synthétisme et ce sera, là aussi, une réelle réussite dont les américains se couperont. Phil Spector continuera lui aussi les collaborations bizarres, produisant End Of The Century pour les Ramones ( !) en 1979 avant de terminer ses jours en prison, ayant abattu une serveuse.
Death Of A Ladies’ Man C’est Leonard Cohen à son pinacle. C’est du moins selon moi son album le plus représentatif au niveau moral car c’est, selon moi, la preuve de l’aspect creux de sa torture. L’amour et surtout les femmes sont le pendant principal de l’œuvre de Cohen, il a joué de sa mélancolie pour mieux les intéresser, cet album nous offre la représentation sonore de cette théorie, car c’est seulement ce que c’est.
Car il est bien connu que les poètes font vibrer.
Death Of A Ladies’ Man, il est venu, a vu et est reparti.