Je vais vous raconter une histoire.
Vous n'en avez rien à carrer mais faut que ça sorte. Et imaginez tout le mal que je pourrai faire au lieu de vous bassiner ici. Alors laissez-moi raconter ma vie...
Donc Melody Gardot, la magnifique. Revue sur scène il y a quelques jours. Toujours aussi éblouissante ; plus encore maintenant que sa canne reste en coulisses. Quelle femme ! Un météore de talent en plein dans la gueule. Aucun superlatif ne lui rendra justice.
Et puis voilà que ce soir je me retrouve embarqué vers un autre concert. Perdu dans les yeux pastels de mon interlocuteur : "Va pour Shaka Ponk, le nom est rigolo, ça doit être du ska...". Ce qu'on peut être con.
Ainsi placé à dix mètres de la scène, écrasé au milieu d'une foule dont j'ai dû dangereusement faire grimper la moyenne d'âge malgré mon modeste nombre d'années, chut, ça commence.
Premier morceau. Hystérie générale, ça saute dans tous les sens, les guitaristes branlent leur guitare, une capote vole dans les airs, le batteur a un Parkinson aigu, un singe danse sur un écran et deux guignols déboulent en beuglant comme des veaux qui ont des remontées acides : "AAAAREUH YOU CRAAAAAZYYYYY !!!!!!!".
Et au milieu de tout ce bordel, un seul con immobile qui se demande ce qu'il fout dans ce merdier. Je n'ai même pas attendu la fin du second morceau, gavé comme une dinde obèse la veille de Noël, j'ai fendu les dizaines de milliers de kangourous en enjambant les cadavres de binouzes pour retrouver ma liberté.
Une seule obsession en tête sur le retour. Prendre un verre de Martini (et son iceberg), allumer la chaîne hi-fi et glisser Currency Of Man dans son ventre. C'est chose faite, et je dégueule toute mon incompréhension ici. Santé !
Ouais je suis snob.
Ouais je suis coincé.
Ouais je suis vieux jeu.
Mais ce que je viens de me farcir, c'est pas de la musique, bordel de pine à jouir !
La musique c'est une orchestration. La plus grande complexité qui se cache derrière une évidente simplicité et une fluidité remarquables. Ce sont les cordes déchirantes de If I Ever Recall Your Face. C'est le saxophone langoureux de Bad News. C'est la guitare révoltée de Preacherman. C'est la douceur pénétrante du piano de Once I Was Loved.
La musique c'est une voix. La plus grande voix actuelle (je persiste et signe), celle qui vient se ficher directement dans la cervelle et le cœur avec une précision indescriptible. C'est la voix de celle qui peut tout se permettre mais qui, suprême élégance, ne s'autorise que le plus pur essentiel. C'est la scandaleuse sensualité de No Man's Prize. C'est la beauté candide de Morning Sun. C'est le digne désespoir de Burying My Troubles.
Melody n'autorise aucune concurrence. Elle frappe avec une telle justesse et puissance que même celles qui ont aujourd'hui mon iration ne peuvent rivaliser. Et elle n'a que trente ans. Bon sang !
Après l'amour de My One And Only Thrill, les voyages de The Absence, Currency Of Man est un opus désenchanté. Ses compositions sont à la fois troubles comme l'eau du bayou et lumineuses comme le plus beau des couchers de Soleil. Le regard d'une artiste sur "toute cette merde", comme elle le dit si bien.
Cet album est en état de grâce. Un rappel fulgurant que la musique n'est pas morte. Un uppercut dans mes couilles de pisse-froid, un Kaméhaméha de perfection qui me désintègre délicatement.
Tout cet imbuvable pavé ne dira jamais à quel point cette femme est devenue mon phare musical au milieu de cet océan de chiures auditives qui n'a aucun sens pour moi.
Je finis mon Martini et laisse l'indécente beauté de l'ultime morceau de cette merveille ravager mon âme moribonde.
Enterrer mes ennuis sous cette musique.
Enterrer mes ennuis sous cette voix.
Rien que pour toi Melody, je ne dois pas oublier que la vie est belle.
Merci.