Sorti en 2012, Clockwork Angels n’est pas simplement un album de Rush, c’est une déclaration d’intention. Celle d’un groupe vétéran qui, au lieu de se reposer sur ses lauriers, choisit de raconter une nouvelle histoire, de bâtir un monde entier, complexe et symbolique. Ce projet, à la croisée du roman graphique, de l’album-concept et de la fresque progressive, fascine autant qu’il divise. À mes oreilles, il s’agit d’une œuvre solide, ambitieuse, mais pas tout à fait inoubliable – d’où une note de 7.5/10, pleinement assumée.
L’univers steampunk dans lequel Clockwork Angels nous plonge est aussi dense que méticuleusement construit. On y retrouve des thèmes chers à Rush – la liberté individuelle, le doute, la quête de sens – dans un décor de machines divines et de dogmes mécaniques. Le voyage est narratif, imagé, presque cinématographique. Mais à force de complexité, l’album perd parfois en impact immédiat. L’attention portée à la continuité narrative nuit à la variété musicale, donnant à certains morceaux un air de déjà-vu ou d’unité trop rigide. On aimerait parfois que la machine déraille un peu plus.
La production de Clockwork Angels, signée Nick Raskulinecz (qui avait déjà collaboré avec Rush sur Snakes & Arrows), est à la fois puissante et cristalline. Chaque instrument trouve sa place dans le mix : la basse de Geddy Lee est ronde et nerveuse, la guitare d’Alex Lifeson se fait tour à tour abrasive et atmosphérique, et la batterie de Neil Peart claque avec précision. L’album sonne massif sans être étouffant – mais il manque parfois une forme de rugosité, de surprise, cette petite part d’imprévu qui rendait certains anciens albums plus vivants. La perfection technique frôle ici la froideur, comme si l’ingénierie prenait légèrement le pas sur l’émotion.
La plume de Neil Peart, toujours aussi littéraire, tisse une narration cohérente, ponctuée de métaphores élégantes et de symboles puissants. On suit le périple initiatique d’un jeune homme à travers un monde où l’ordre est sacré, et où le chaos devient subversif. L’histoire est belle, intrigante, et même émouvante par instants – notamment dans le très réussi "The Garden", qui conclut l’album sur une note douce-amère. Mais globalement, l’émotion reste un peu en retrait, voilée par une forme de distance intellectuelle. On ire, on réfléchit, mais on vibre moins qu’espéré.
Côté performances, aucun doute : Rush reste une machine bien huilée. La dextérité technique est intacte, tout comme leur complicité musicale. Les morceaux comme "Caravan", "Headlong Flight" ou "The Anarchist" démontrent que le trio n’a rien perdu de sa force d’impact. Mais malgré ces pics d’intensité, l’ensemble de l’album souffre parfois d’un certain manque de relief. La structure très linéaire et la coloration sonore uniforme limitent un peu l’effet de surprise et rendent l’écoute intégrale un peu exigeante.
Attribuer un 7.5/10 à Clockwork Angels, c’est reconnaître une œuvre d’une grande ambition, qui mérite le respect pour sa cohérence et son audace tardive. C’est saluer un groupe qui, après quarante ans de carrière, tente encore de raconter une histoire nouvelle, de construire quelque chose de plus grand que la somme de ses morceaux. Mais c’est aussi noter que cette ambition se heurte parfois à ses propres limites : une narration un peu trop contrôlée, une production trop sage, une émotion contenue.
En définitive, Clockwork Angels est une œuvre qui impressionne par sa rigueur et son imaginaire, mais qui touche moins souvent qu’elle ne fascine. Un album à écouter avec attention, à redécouvrir par fragments, mais qui ne s’impose pas naturellement comme un sommet de la discographie de Rush.