Paru en 1982, Ambient 4: On Land marque un tournant décisif dans la série ambient initiée par Brian Eno. Là où Music for Airports proposait une musique comme un espace clair et modulé, et Day of Radiance une lumière vibratoire, On Land s'enfonce dans l’ombre. C’est un disque de terrain, mais d’un terrain instable, mental, broussailleux. Une topographie du flou. Ici, l’ambient n’élève plus : elle rampe, elle s’infiltre.
On ne survole plus les paysages : on y marche, pieds nus, en pleine nuit, guidé par des sons indistincts — oiseaux imaginaires, bruits d'eau, rumeurs souterraines, vents sans ciel. Les huit pièces de l’album — intitulées comme des lieux réels ou réinventés, "Lizard Point", "Lantern Marsh", "Dunwich Beach" — agissent comme des cartes incomplètes : il y manque toujours quelque chose, un repère, une lumière, un sentier balisé. Ce n’est pas un vide, mais un trop-plein d’ombres. Un monde sans horizon.
Eno abandonne ici la simplicité formelle et les structures répétitives des premiers volets. On Land est un disque textural, organique, presque animal. Il travaille avec des matières brutes : sons enregistrés dans la nature, échantillons de bruits déformés, instruments traités au point de devenir méconnaissables. Le studio devient un marais sonore. Il ne s’agit plus de composer, mais d’ériger une géologie de sons. On n’écoute plus une musique ; on y pénètre, avec une prudence instinctive.
La beauté de On Land ne se donne pas, elle se devine. Il faut apprendre à écouter autrement, sans chercher de progression ni de mélodie. C’est une musique d’avant le langage, d’après la forme. Un enchevêtrement de présences : quelque chose est là, mais quoi ? Et pourquoi cela nous parle-t-il aussi fort, dans le presque rien ?
Eno lui-même parlera plus tard d’un "paysage mental" : On Land est exactement cela. Il ne décrit pas des lieux ; il provoque des états. Ce n’est pas une ambiance décorative, c’est une ambiance transformatrice, presque rituelle. À son , on devient autre — plus lent, plus attentif, plus poreux.
Avec On Land, Brian Eno pousse l’ambient à ses limites : plus lente que le silence, plus inquiétante que le bruit. Il touche à une forme de mystique sourde, à mi-chemin entre le rêve éveillé et le souvenir d’une peur d’enfance. C’est un disque qu’on n’écoute pas tous les jours — mais qu’on n’oublie jamais.
Il clôt la série ambient d’Eno comme une porte qui ne claque pas, mais qui se referme doucement sur un monde qu’on croyait n’avoir fait que traverser, et dans lequel on s’aperçoit qu’on vit encore.