Ici, la classe se situe à plusieurs niveaux :
- Celui de la composition, puisque Frédéric Chopin (né Fryderyk Franciszek Chopin en 1810), ce romantique polonais (qui fut le compagnon de George Sand pendant 9 ans) allie l’inspiration, la grâce et l’émotion. Ces valses sont un sommet de l’écriture pianistique. Elles ont pour elles de séduire aussi bien un public peu avisé que les connaisseurs qui apprécient leur composition à proprement parler.
- Celui de l’interprétation, car Jean-Marc Luisada retranscrit comme peu l’ont fait, tout ce que Chopin cherchait à exprimer en composant ces valses. Les personnes qui rejettent la musique classique ou qui s’en désintéressent ont souvent du mal à comprendre ce qu’on veut dire par interprétation, car la partition est la même pour tout pianiste. Pour tenter d’expliquer, c’est comme pour un texte à lire à voix haute. Suivant la personne qui lit, le texte sera lent ou plus ou moins rapide. Suivant le timbre de la voix, les impressions ressenties seront différentes. Enfin, le lecteur peut choisir de mettre l’accent sur telle ou telle tournure de phrase, de réciter de façon monocorde ou de lire son texte comme s’il le vivait. Pour un pianiste qui s’attaque à une partition, c’est du même ordre. Eh bien, ici Jean-Marc Luisada donne la sensation d’avoir tout compris de Chopin. Son toucher est fluide, clair, équilibré, cristallin, un vrai bonheur. On oublie le pianiste Luisada pour entendre Chopin. Bien entendu c’est totalement subjectif, car je ne peux qu’extrapoler par rapport à ce que j’imagine de Chopin, un compositeur dont beaucoup de spécialistes se sont emparés depuis longtemps, ce qui fait que dans l’imaginaire collectif, une certaine idée du personnage se dégage. Bref, le ressenti ici, c’est que Jean-Marc Luisada joue en donnant la sensation de connaître Chopin comme personne, c’est-à-dire quelque chose qui ne devrait être possible que pour un pianiste suffisamment chevronné, disons d’âge mûr. En 1991, à l’époque de cet enregistrement, il a 33 ans (il est né en 1958) et sa carrière a décollé en 1985 quand il a été lauréat du concours… Chopin, ceci explique cela. Pourquoi insister sur cette notion d’interprétation ? Eh bien, il se trouve que, près de 25 ans après l’enregistrement dont il est ici question, Jean-Marc Luisada a enregistré une nouvelle version de ces valses, cette fois-ci pour le label RCA. A cette occasion, il a affirmé « « Je ne pouvais plus écouter mon ancienne version des Valses de Chopin ». Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion d’écouter cette nouvelle version, mais ce qu’en dit le pianiste justifie de revenir à l’interprétation. Pour celles et ceux qui n’auraient encore pas compris (parce que hermétiques à la musique classique, par exemple), c’est comme n’importe quel artiste (chanteur, groupe, etc.), les impressions sur un titre enregistré en studio ou sur le même titre en version live sont généralement aussi différentes que les impressions sur deux enregistrements d’une même œuvre de classique (y compris par le même interprète, comme ici Jean-Marc Luisada). Pour en finir avec cette histoire d’interprétation, l’aveu du pianiste donne à réfléchir. En effet, en tant qu’auditeur, quand je tombe sur une version qui me plait, j’ai beaucoup de mal à accrocher à toute autre version (surtout après m’être bien imprégné de celle que j’apprécie). Il paraît évident que le pianiste ne voit pas du tout les choses de la même façon. Mais c’est un professionnel qui travaille régulièrement ces œuvres, puisqu’il les joue en concert. On peut donc considérer que sa vision ou sa compréhension des partitions peut évoluer, ce qui expliquerait sa volonté de réaliser un nouvel enregistrement, 25 ans après le premier. On imagine aussi qu’à force de jouer et travailler ces œuvres, il peut éprouver le besoin d’en donner une nouvelle vision, celle que lui donne la maturité. Ce qui à mes oreilles ne retire rien au présent enregistrement, simplement magnifique.
- Celui de la technique, avec la qualité allemande du label Deutsche Gramophon qui sonne comme une évidence, justifiant sa réputation.
Malgré leur dénomination, seules trois de ces valses sont destinées à être dansées, la Grande Valse brillante op. 18, la valse op. 64, n°2 et la valse op. 70, n°2. Il ne faut donc pas s’attendre à des œuvres dans la veine des valses de Johann Strauss que nous avons tous déjà entendues (concert du nouvel an notamment). Et si toutes ne me font pas la même impression, elles sonnent comme une sorte de corpus qui mérite largement son statut de classique intemporel. A noter qu’officiellement, on attribue 20 valses à Chopin. Celles qui ne figurent pas sur cet album font partie des œuvres posthumes. Enfin, parmi les enregistrements historiques, il faut signaler ceux d’Arthur Rubinstein (1963 – RCA), Samson François (1970 - EMI) et Claudio Arrau (1979-1980 – Philips).