C'est à pleurer de joie.
Critiquer la Critique? Pas pour moi, je me contenterai d'exprimer mon allégresse et ma reconnaissance. Certes, la prose de Kant a tendance à me faire grimacer, de même que son lexique extrêmement pointu, parfois utilisé avec un léger manque de rigueur. Lire Kant, ça commence par attrister. Regard las, et sentiment amer de son infériorité intellectuelle.
Mais entrons dans la danse. Acceptons. Par exemple, lisons dans le désordre. Ou commençons par cet exquis opuscule qu'est l'Histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique. Comprendre Kant, ça n'est pas si dur, et ça devient vite réjouissant
.
Donc, après L'Histoire universelle (et une bonne partie de la Critique de la Raison pratique, plus abordable) j'ai choisi le désordre. Seulement la préface in extenso, peut-être. Et après, j'ai pioché, de manière assez généreuse pour embrasser (quand même) une bonne partie de l'ouvrage. Il doit m'en manquer pas mal de ages, et je m'en régale d'avance.
Aucun danger à pratiquer ce parcours buissonnier , Kant est assez pédagogue pour se répéter fréquemment, et reprendre, toujours, le bon bout de la raison.
Cette raison ne se trouve en effet malmenée qu'en apparence. Lire à ce sujet la Dialectique Transcendantale. Les quatre antinomies de la raison, dans la bouche de Kant, c'est assez amusant. Le monde a un commencement et une fin / il n'en a pas. La substance existe/ la substance n'existe pas. Je suis libre/ je ne suis pas libre. Dieu existe/ Dieu n'existe pas.
Hop, tout ça, Kant, sophiste à l'occasion,le démontre, puis le démonte. Ainsi l'évidence s'impose: l'homme n'est pas en mesure de juger de la véracité des questions qui l'obsèdent. Elles échappent au phénomène, c'est-à-dire à ce qu'on peut sentir, et donc connaître. Et toc.
On commençait à peine à s'attrister. Mais super twist. Ces problèmes, qui nous renvoyait supposément à notre finitude, doivent absolument être résolus. L'homme est tenu de croire qu'il est libre, qu'il a une âme, que le monde est ordonné, et qu'il possède une cause supérieure. Si nous posons ces questions, c'est que nous les connaissons en partie. Ça vient de Platon: je ne te chercherais pas si je ne t'avais déjà trouvée. En attendant la réponse, qui ne viendra probablement jamais, il faut postuler, et croire. Tout simplement parce qu'ainsi le monde est bien plus beau.
Et Kant, en plus d'un brillant humaniste, se fait lucide observateur des travers humains. Les hommes sont plus inclinés à croire ce qu'ils ne peuvent pas prouver, parce qu'ils peuvent en parler. Pendant quelques lignes, la Critique devient franchement rigolote. Nous nous investissons plus dans les questions métaphysiques que dans d'abstrus problèmes de physique, évidemment! Puisque nous n'avons aucune chance de connaître quoi que ce soit pour sûr dans ce domaine-là, nous pouvons en débattre tranquillement. Et ainsi satisfaire notre penchant pitoyable à parler pour ne rien dire. Magnifique!
Bref, Kant, et je n'aurais jamais cru le dire il y a un an, est un auteur très agréable à lire avant de s'endormir. Ça pétille, et ça file très vite si on le veut (ou très lentement si on a envie de tout comprendre, ce qui est également juteux, dans un autre genre). Donc, à ranger dans les livres de chevet, aux côtés de la Comtesse de Ségur, de Platon, et de Jules Verne.